Les notes perdues
La tenue d’un « journal de terrain » est une des constantes de l’enquête ethnographique quand bien même il est rare de voir sa matière publiée (1). Avec les entretiens, la collecte d’archives, l’établissement de généalogies, de cadastres ou de divers relevés, la prise de notes quotidienne fournit des matériaux – des morceaux de réalité – au futur texte. Peu de journalistes enregistrent leurs rencontres, les lieux qu’ils visitent, ce qu’ils font ou ce qu’ils s’en disent ; à l’inverse, peu d’anthropologues ne le font pas. Dans le temps de l’enquête, quand le dehors est parfois envahissant, incompréhensible ou simplement fatigant, le carnet peut définir les contours d’un véritable lieu à soi, où se réfléchissent les interactions que l’enquêteur a eues avec ses interlocuteurs. De retour chez soi, celui-ci peut suivre à rebours l’évolution de sa propre enquête sur des réalités sociales qu’il a observées tout en y étant impliqué, et y découvrir des choses qu’il n’avait pas forcément vues lorsqu’il était le nez collé contre la vitre.
De retour du Rwanda il y a trois semaines, je m’apprêtais à tirer des enseignements de quatre carnets d’enquête ainsi que de neuf entretiens tenus du 22 février au 12 avril 2015. Menée dans le secteur de Kinazi, situé au centre du Rwanda et correspondant à l’ancienne commune de Ntongwe, cette enquête avait pour objets les effets sociopolitiques de la disparition des victimes du génocide des Tutsi (avril-juillet 1994) et les modalités du deuil chez ses survivants. Un banal vol m’empêche désormais d’avoir accès à ces sources « de première main » dont le traitement et la citation valident d’ordinaire l’analyse en lui donnant une assise scientifique – bien qu’en vérité rarement vérifiée.
Par conséquent, ce nouvel espace d’écriture qu’est le blog du CIREMM ne ressemblera sans doute pas à l’idée que je m’en faisais en disposant de ces carnets et de ces enregistrements. Je ne retrouverai pas en précision ce que m’ont dit les habitants de Kinazi lors de ce deuxième séjour, je ne l’inventerai pas non plus. Je peux seulement me rappeler ce que j’ai fait avec eux, ce qu’ils m’apprirent, ce qui s’est passé. Cette disparition oblige à réfléchir à ce que peut devenir une enquête privée d’une partie de ses sources ainsi qu’aux conditions de restitution de notre travail à ceux qu’il concerne au premier chef ; d’autant plus une enquête tournée vers les enjeux de mémoire dans un contexte de violence ou d’ « après-violence », où le témoignage, la prise de parole et la transmission du passé revêtent un enjeu politique et social important, variable selon les individus. Il me revient notamment une chose : l’insistance de l’un de mes interlocuteurs pour avoir accès aux entretiens qu’il m’avait accordés, aux photos que j’avais prises, à un chant de deuil que j’avais enregistré. Certes, il s’agissait de garder une trace de moments passés ensemble (certaines photos qu’il souhaitait nous montrant simplement tous les deux) ; mais l’enjeu était aussi, pour lui dont seuls deux membres de la famille ont survécu aux massacres de 1994, de garder une trace de son propre témoignage, ainsi qu’il me le dit lui-même. Avant de partir, je pus lui confier une part de ce qui lui revenait.
(1) Sur cette question, on pourra lire l’entretien de Florence Weber avec Gérard Noiriel : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/genes_1155-3219_1990_num_2_1_1035 ; un article de la même Florence Weber sur la censure de son journal de terrain : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/espat_0339-3267_1991_num_47_1_3788 ; et le livre écrit par Michael Taussig à partir de ses notes en Colombie : I Swear I Saw This, Chicago, University of Chicago Press, 2011