…ET LES NAMAS

Witboi

L’expression de « premier génocide du XXe siècle » est fréquemment revenue ces derniers temps à l’occasion des cérémonies qui ont accompagné la célébration du génocide des Arméniens. Si la qualification de génocide ne fait dans ce cas question pour personne, hormis en Turquie, l’adjectif qui l’accompagne mérite d’être utilisé avec prudence.

Car il y a les Hereros. Comme tous ceux qui travaillent sur les génocides et les meurtres de masse, j’avais entendu parler d’eux en ne sachant à peu près rien de ce peuple du sud de l’Afrique, sinon que les Allemands les avaient exterminés au début du XXe siècle, dans des conditions qui préfiguraient la destruction des Juifs d’Europe. Et il m’est arrivé comme à beaucoup d’autres d’employer l’expression « génocide des Hereros ».

C’est le mérite du livre d’Elisabeth Fontenaille-N’Diaye, Blue Book[1], que de nous rappeler dans quelles circonstances les Allemands, après avoir tenté de coloniser l’actuelle Namibie – à l’époque le « Sud-Ouest africain allemand » – en achetant les terres des indigènes, ont finalement, pour mettre fin à une révolte locale, envoyé un corps d’armée, sous la direction du général von Trotha, qui a exterminé les Hereros en les décimant par les armes, en les faisant périr de soif dans le désert du Kalahari, en les enfermant enfin dans des camps qui annoncent ceux du Troisième Reich. Ainsi périrent approximativement, dans des conditions atroces, quelque 60 000 Hereros.

Et 20 000 Namas. Car le livre d’Elisabeth Fontenaille-N’Diaye montre bien que ce sont en fait deux peuples distincts, et qui de surcroît se faisaient la guerre, que les troupes allemandes ont décimés. Lorsque les colons allemands débarquent, les Hereros acceptent de leur céder quelques terres, mais les Namas – sous la conduite d’un personnage charismatique, Hendrick Witbooi – se refusent obstinément à toute concession. Pour tenter de les faire plier, les Allemands se livrent alors à un premier mas­sacre en 1893, à Hoornkrans, qui fait une centaine de victimes.

L’année suivante, le gouverneur du Sud-Ouest africain allemand, Theodor Leutwein, parvient à les convaincre de signer un traité de paix conditionnel, mais les Namas se soulèvent à nouveau en 1904 pour soutenir les Hereros. Lorsque ceux-ci sont défaits, les Namas continuent pendant des années, y compris après la disparition de leur chef en 1905, à se livrer à des actions de guérilla désespérées contre les Allemands. Les survivants rejoindront les Hereros déportés sur l’île concentrationnaire de Shark Island.

Ayant retrouvé un exemplaire du « Blue book » – dans lequel un magistrat intègre, O’Reilly, avait consigné les horreurs commises par les Allemands dans le Sud de l’Afrique –, Elisabeth Fontenaille-N’Diaye nous a fait entendre la voix d’Hendrick Witbooi, devenu un héros national en Namibie, à travers une lettre envoyée à Theodor Leutwein, qui lui demandait pourquoi il se rebellait :

Les raisons remontent à longtemps.

Comme vous l’avez écrit dans votre lettre, j’ai pu observer vos lois pendant dix ans. Les âmes de ceux qui, pendant ces dix années (de toutes nations confondues), sans cause ni culpabilité, sans aucune guerre, sont tombés en temps de paix dont les accords avaient été signés, ces âmes pèsent lourdement sur mes épaules. […] Une fois que vous aurez lu cette lettre, je vous prie de vous asseoir calmement et de contempler, de contempler le nombre d’âmes qui sont tombées depuis ce jour où vous avez posé le pied sur cette terre. Comptez aussi les mois, les semaines, les jours, les heures et les minutes de ces années durant lesquelles ces gens sont morts. En outre, je vous en conjure : Votre Honneur, ne m’appelez pas un rebelle[2].

Je ne doute pas que les spécialistes du Sud de l’Afrique, et en particulier de la Namibie, connaissent parfaitement tous ces faits. J’observe tout de même que parmi les collègues spécialistes des meurtres de masse que j’ai interrogés ces derniers temps, tous m’ont répondu avoir entendu parler des Hereros, mais aucun des Namas. Tout se passe comme si le recours à l’expression « génocide des Hereros » avait eu pour résultat involontaire de supprimer une deuxième fois la mémoire de tout un peuple.

Une conjonction de coordination peut faire beaucoup, non seulement pour garder cette mémoire, mais pour encourager les recherches, modifier les manuels, aider – rêvons un moment – aux demandes de réparation, faire un signe aux survivants et aux disparus. Sans trancher dans le débat de savoir s’il y eu au début du siècle précédent, dans le Sud de l’Afrique, massacre ou génocide, j’encourage tous ceux qui évoqueront désormais les Hereros à prendre une seconde supplémentaire pour ajouter à la fin de leur phrase : « …Et les Namas. »

[1] Calmann-Lévy, 2015.

[2] Op. cit. , p. 205.