La jurisprudence Sousa Mendes
Parmi les Justes de la Seconde Guerre mondiale, j’éprouve une tendresse particulière pour un homme dont le nom, injustement, n’est guère passé à la postérité, Aristides de Sousa Mendes.
En juin 1940, Sousa Mendes est consul du Portugal à Bordeaux. A ce titre, il dispose d’un pouvoir exceptionnel, celui de délivrer des visas, qui représentent pour les bénéficiaires la possibilité de gagner le Portugal – pays neutre que le dictateur Salazar a souhaité tenir à l’écart du conflit – et donc, pour certains d’entre eux, une chance de sauver leur vie.
Avec l’avancée des armées allemandes, les réfugiés affluent à Bordeaux. Or Salazar a émis quelques mois plus tôt une circulaire qui complique la délivrance des visas en contraignant les ambassades à transmettre préalablement les dossiers à Lisbonne pour autorisation. En temps de guerre l’exigence d’un tel détour revient à refuser toute délivrance de visa.
Transgressant cet interdit, Sousa Mendes décide d’en délivrer à quelques personnes en difficulté, dont un rabbin juif, Jacob Kruger, et sa famille avec lesquels il a sympathisé. Celui-ci fait alors remarquer à Sousa Mendes que, s’il veut être logique avec lui-même, il ne peut se contenter d’un acte isolé, mais doit le répéter pour les milliers de réfugiés qui ont rejoint Bordeaux, parmi lesquels des Juifs et des opposants au nazisme que menace l’approche des Allemands.
La première surprise de cette histoire est la réaction de Sousa Mendes. Face à la proposition de son ami, il va… se coucher et, pendant trois jours reste enfermé dans sa chambre sans donner de nouvelles. On peut supposer qu’il est tétanisé devant le dilemme auquel la remarque de Kruger l’a confronté et la gravité de la décision qu’il va devoir prendre.
Finalement sorti de sa chambre, Sousa Mendes déclare à ses proches et au personnel du consulat qu’il délivrera désormais des visas à tous ceux qui en feront la demande. Et tous, famille compris, se mettent au travail, signant à tour de bras tous les passeports qu’on leur tend, allant même, lorsque les passeports font défaut, jusqu’à utiliser des feuilles vierges.
Apprenant cette frénésie de signatures, Salazar destitue Sousa Mendes, mais celui-ci continue imperturbablement à délivrer des visas, se rendant même, pour en signer d’autres, à Bayonne et à Hendaye où se trouvent des annexes du consulat. En tout, en une dizaine de jours, Sousa Mendes et son équipe donneront environ 30 000 visas aux réfugiés de Bordeaux, ce qui en fait sans doute le recordman de sauvetage de vies humaines pendant la Seconde Guerre mondiale.
Contrairement à ce qu’espérait Sousa Mendes, qui pensait – ou feignait de croire – que son action était conforme à la tradition d’hospitalité du Portugal, Salazar ne lui pardonnera jamais sa désobéissance. Destitué par le dictateur, le consul de Bordeaux finira ses jours dans la pauvreté avant d’être fait Juste parmi les nations par le mémorial de Yad Vashem en 1966, puis réhabilité tardivement par le gouvernement socialiste de Mario Soares en 1986.
Il n’est pas tout à fait exact de dire de Sousa Mendes, comme je l’ai fait plus haut, qu’il est resté trois jours dans sa chambre pour résoudre un dilemme. Car ce choix n’existait que dans son esprit. Un diplomate n’a pas à redéfinir pour son propre compte la politique étrangère de son pays, il est là pour appliquer, en effaçant sa personne, les ordres du gouvernement qu’il représente et il peut s’estimer de ce fait déchargé de toute responsabilité quant au sort de ceux à qui il refuse des visas. Telle a été en tout cas, à quelques exceptions notables près, la position de la grande majorité des diplomates en poste pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui ont considéré qu’il ne leur appartenait pas de prendre des initiatives personnelles.
L’autre raison pour laquelle il n’y a pas véritablement de dilemme est que les réfugiés qui demandent des visas en juin 1940 sont davantage en danger virtuel que réel. Si nombre d’entre eux, à commencer par les Juifs, peuvent légitimement avoir des craintes quant à leur sort, la solution finale n’est pas encore en place et il faut un effort d’imagination à Sousa Mendes pour décider d’étendre sa protection à des personnes qui ne seront menacées que dans le futur. Ce n’est pas à des conséquences directes d’un acte qu’il est confronté, mais à ses suites vraisemblables, avec toutes les incertitudes que son calcul suppose.
Ce qui est remarquable avec Sousa Mendes, quand il décide de créer sa propre politique étrangère, est qu’il invente un dilemme. En ce sens, le problème qu’il pose dépasse celui de la désobéissance, classique dans l’analyse des criminels de bureau. Les ordres qui lui sont donnés, même s’ils témoignent d’un manque de générosité, ne sont pas intrinsèquement criminels et il ne peut en être tenu pour responsable. Mais il considère que toute décision à laquelle il est associé l’engage et qu’il a, quelles que soient les circonstances, son mot à dire.
L’acte insensé de Sousa Mendes repose sur cette idée que nous ne pouvons, sauf à accepter d’être dépossédés de notre place de sujet, nous décharger d’aucune responsabilité quant aux actions auxquelles nous participons, aussi minimes soient nos fonctions et indécises leurs conséquences. Telle est la raison pour laquelle, à l’heure où la France met tant de mauvaise volonté à accueillir les réfugiés, son histoire mérite d’être connue et enseignée, et pourquoi il devrait être permis, quand on nous demande de nous effacer devant des décisions contestables prises en notre nom, d’invoquer la jurisprudence Sousa Mendes[1].
[1] Certains éléments de ce récit sont empruntés au livre de référence de José-Alain Fralon, Aristides de Sousa Mendes. Le Juste de Bordeaux, Mollat, 1998.