Pour Vann Nath

« Alors, quand la révolution, au nom de la puissance et de l’histoire, devient cette mécanique meurtrière et démesurée, une nouvelle révolte devient sacrée, au nom de la mesure et de la vie. Nous sommes à cette extrémité. Au bout de ces ténèbres, une lumière pourtant est inévitable que nous devinons déjà et dont nous avons seulement à lutter pour qu’elle soit. Par-delà le nihilisme, nous tous, parmi les ruines, préparons une renaissance. Mais peu le savent. »

Ces mots extraits de L’Homme révolté d’Albert Camus résonnent toujours en moi comme une blessure et comme une promesse, en particulier en cette période de commémoration des quarante ans du génocide cambodgien. Ils me rappellent l’utopie meurtrière des Khmers rouges, mais également Vann Nath et l’œuvre inestimable qu’il nous a léguée.

Assumant le serment fait à ses compagnons disparus à S-21, Vann Nath a consacré sa vie, depuis sa libération jusqu’à sa mort survenue en septembre 2011, à faire œuvre de témoignage par ses écrits et ses peintures. Il a recréé du lien là où il y avait eu rupture et déni, d’autant plus forts que le génocide est passé sous silence et qu’un grand nombre de Cambodgiens, dont la majorité a moins de vingt-cinq ans, ignorent encore aujourd’hui son existence et sa dévastation. Par leur puissance narrative, ses créations rendent sa part d’humanité à une traversée inhumaine, tout en révélant l’irréductibilité de l’homme-sujet.

Loin d’être révolu, le passé est inachèvement pour ceux qui survivent à leurs morts. Si j’ai souhaité écrire ce carnet, c’est parce que je veux croire que je pourrai continuer à échanger avec Vann Nath, à partager sa foi dans la création. Il aimait dire qu’à la différence de l’écriture, la peinture est sans frontière, qu’elle peut être regardée ou comprise par-delà le langage. Lorsque j’irai à la rencontre des œuvres et des artistes pour me demander comment l’art donne à penser l’impensable des crimes de masse, je penserai à lui.

Tableau de Vann Nath – Copyright Vann Chanarong