Julieta Hanono ou l’épreuve de la dictature et de l’exil

Julieta-Hanono_MarelleJulieta Hanono ou l’épreuve de la dictature et de l’exil

 

 

Devant la crise actuelle des réfugiés de Syrie et d’autres qui fuient leur pays en guerre au péril de leur vie, je pense au travail artistique de Julieta Hanono qui entrelace le politique, l’histoire et la mémoire. Son œuvre renvoie au temps présent et à la tragédie qui se déroule sous nos yeux, où des centaines de milliers de migrants tentent de traverser terre et mer pour échapper à une vie en danger et trouver asile chez nous. Ses créations, qui témoignent de son expérience de la violence politique et de l’exil, interrogent notre aveuglement ou notre passivité au nom du repli identitaire.

En ayant traversé la « désolation », l’exilé politique confronte la vérité de son être à une « nudité » plus extrême. Pour Hannah Arendt, la désolation est la solitude des hommes que le système totalitaire déracine, « prive de sol » physiquement et psychiquement. En ce sens, la désolation se rapproche du déracinement : « Être déraciné, cela veut dire n’avoir pas de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres. »[1] La désolation entraîne la destitution de soi et du monde, le retrait du vivre ensemble et la perte de la confiance dans autrui.

Julieta Hanono a connu cette expérience extrême de la désolation. En pleine dictature argentine, elle fut à seize ans kidnappée en pleine rue par l’armée et portée disparue durant 395 jours. Considérée comme une « sympathisante subversive », elle fut emprisonnée en secret au centre de détention et de torture (situé dans une ancienne préfecture de police) qui a fonctionné dans la ville de Rosario pendant les années de répression, entre novembre 1976 et décembre 1979. Les militaires ont mis en place une arme répressive d’une efficacité redoutable : la technique de la disparition[2] qui consiste à « aspirer » les suspects ou les ennemis, c’est-à-dire à effacer les traces du crime, à soustraire les corps à leur famille, à anéantir leur existence même.

Même si Julieta Hanono a quitté l’Argentine pour rejoindre la France et même si le régime totalitaire a pris fin en 1983, demeurent les séquelles profondes qui continuent de ravager sa vie de rescapée. La création va lui permettre de « résister », expression qui signifie étymologiquement « se tenir debout » à l’épreuve d’un événement hors norme. La résistance, c’est la conquête de sa dignité en se réappropriant son passé et sa place de sujet. Il lui a fallu trois décennies pour oser revenir sur le lieu de son emprisonnement, en s’équipant d’une caméra qui lui a permis, tout en enregistrant, de mettre à distance la sidération traumatique. Elle en a tiré une œuvre vidéo, El Pozo (2005), qu’on peut traduire littéralement par « Le trou ». Son film montre l’intérieur du centre de détention, en particulier les salles vides qui ne livrent nulle empreinte du passé douloureux. La disparition est totale avec l’effacement des traces. Une séquence charnière montre le mouvement de la camera qui insiste sur la circularité et sur l’enfermement d’un lieu et d’un temps qui sont inaccessibles à la pensée et à la symbolisation.

Le vertige du non-sens renvoie au déni et au secret qui ont entouré El Pozo, mais également à l’expérience extrême qui va hanter le parcours de vie et l’œuvre de Julieta Hanono. En témoigne Marelle, une mosaïque réalisée en 2012. Jouer à la marelle, c’est mettre en jeu son existence dans le rapport aux autres, c’est une manière d’être-au-monde où se mêlent la fiction, le réel et l’espace-temps[3]. Or l’étrange marelle de l’artiste est constituée non de chiffres, mais de quatre mots qui désignent les différentes phases de sa condition de rescapée et d’expatriée politique : trouée, expulsée, clandestine et exilée. Son œuvre fait écho aux drames actuels et interroge notre conscience face aux migrants d’aujourd’hui qui meurent et survivent dans des conditions effroyables : si la terre se dérobe sous leurs pieds, comment rejoindre le ciel, l’Eldorado européen ? Comment garder son équilibre lorsqu’il s’agit de risquer sa vie pour un monde meilleur, lorsque chacun des obstacles peut être fatal ?

Le premier mot de Marelle renvoie à El Pozo. Même sortie du « trou » grâce au courage et à la ténacité de ses parents qui ont retrouvé sa trace, Julieta Hanono est expulsée de la communauté, privée de ses droits de citoyenne durant encore cinq années où elle est placée en « liberté conditionnelle ». Tout exil est d’abord intérieur, dans la mesure où les sentiments de déchirure et d’exclusion s’impriment déjà avant la décision de partir et de tout quitter. La fuite devient la seule voie pour éviter un naufrage intérieur. C’est la raison pour laquelle le deuxième mot de Marelle est « expulsée ». L’étape suivante est marquée par le terme de « clandestine ». Bien qu’arrivée en France, au pays rêvé pour sa culture et sa philosophie des Lumières, elle demeure une étrangère, sans existence sociale, sans papiers. Pour survivre, elle doit vivre en cachette et traverse de nouveau l’expérience de la « disparition ». Ne pas posséder un visa ou une carte d’identité valables, c’est être condamnée à rejoindre une frange invisible de la population.

Du point de vue symbolique, la marelle est un labyrinthe où l’on pousse une pierre – c’est-à-dire l’âme – vers le ciel. Dans l’œuvre de Julieta Hanono, le paradis correspond, ironiquement, à sa condition d’« exilée ». Elle n’est plus clandestine mais existe en tant qu’individu socialement reconnu dans son pays d’accueil. Pour ma part, Marelle recoupe deux figures labyrinthiques. Elle renvoie, d’une part, au labyrinthe borgésien comme lieu d’enfermement, où la perdition et l’errance rivalisent avec l’absurdité et la mort[4] ; d’autre part, elle rappelle le labyrinthe de Thésée qui symbolise la quête initiatique. Cependant, dans Marelle, la traversée des obstacles, qui est propice à l’éveil, aboutit non pas au salut de l’âme ou à la paix intérieure, mais au déracinement. Restant un étranger, l’exilé intègre en lui l’expérience du décentrement, de la discontinuité, comme le rappelle Edward Saïd, qui définit l’exil comme  « fondamentalement une discontinuité dans l’être »[5]. C’est par sa conscience blessée mais « vive » que l’exilé peut mieux appréhender une nouvelle identité, une expérience de métissage, une ouverture plus grande vers la communauté des hommes.

L’art devant l’extrême de Julieta Hanono révèle l’irréductibilité de l’être-sujet. Au-delà de son expérience intime de l’isolement et du déracinement, elle montre que tout départ vers l’autre est un voyage vers un autre soi. L’exilé est celui qui revient du péril pour partager, avec sa sensibilité et son imaginaire, une solidarité envers les oubliés des tragédies de l’Histoire, ces êtres fragilisés qui sont poussés sur les chemins de l’exode comme beaucoup de réfugiés aujourd’hui…

 

 

[1] Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, Quarto Gallimard, Paris, 2002, p. 834.
[2] Voir Martine Déotte, « L’effacement des traces, la mère, le politique », Socio-anthropologie [En ligne], 12 | 2002, mis en ligne le 15 mai 2004, Consulté le 06 mars 2014. URL : http://socio-anthropologie.revues.org/153.
[3] Voir Roger Caillois, Les jeux et les hommes (1958), collection « Folio essais », Paris, Gallimard, 2009, p. 128.
[4] Voir Fictions, recueil de nouvelles de Jorge Luis Borges, en particulier « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », « La bibliothèque de Babel ». Chez l’écrivain, le labyrinthe, à l’instar de la bibliothèque, est parcouru de des dédales qui sont que des carrefours, dans lesquelles un premier croisement mène à un autre, qui est toujours identique au premier.
[5] Edward Saïd, Réflexions sur l’exil et autres essais, trad. Charlotte Woillez, Arles, Actes Sud, 2008, p.177.

 

crédit image: Julieta Hanono, Marelle, 2012 – Mosaïque, 4 éléments, 15cm x dimensions variables – Courtesy de l’artiste